LA NOUVELLE LUTTE DES CLASSES
Nouvelle Gauche, Nouvelles Galeries, Nouveau Monde, Nouveaux Modèles, Nouvelle Twingo, Nouveau Picasso, Nouvelle République, NPA, Nouveau Premier Ministre... tout nouveau, tout beau. En matière de publicité, tout ce qui est nouveau fait vendre, mieux encore si c'est révolutionnaire (à condition que la révolution reste dans le domaine de la machine à laver ou de la poudre à récurer les sols ou les casseroles et n'ensanglante pas la Place de la Concorde, nommée Place de la Révolution en 1793).
La lutte des classes a disparu affirment les conservateurs, plus besoin de révolution (une révolution revenant au point de départ, au sens propre, inutile de la faire, en effet), nous sommes tous des consommateurs, laissons dire, laissons aller : les tomates et les yaourts font des milliers de kilomètres pour arriver dans notre bouche. Les pommes d'Argentine débarquent fraîchement cueillies (la congélation, une révolution) sur notre table. La Prise de la Bastille et du Palais d'Hiver sont reléguées en une ligne dans les manuels d'Histoire en même temps que les économistes expliquent savamment dans les médias pourquoi leurs prévisions d'hier n'ont pas été conformes à ce que chacun a pu constater aujourd'hui, crise après crise, serrage de ceinture après serrage de ceinture.
La lutte des classes façon Karl Marx, Engels, Lénine, Trotsky... a disparu, les classes sociales se sont fondues les unes dans les autres, non pas noyées dans les eaux glacées du calcul égoïste mais dans les vagues infiniment renouvelées du consumérisme. Sauf que quelques luttes anciennes se perpétuent comme l'écho des chants révolutionnaires gravés sur le vinyle ou simplement dans les mémoires et que de nouvelles luttes se lèvent partout dans le monde où hommes et femmes ne veulent pas se faire exploiter par des congénères privilégiés par la naissance, l'instruction, l'opportunisme, la chance... Autant de circonstances qui donnent à certains, à un moment donné, la possibilité de s'enrichir au dépens des autres.
À la lutte des classes se substitue l'ubérisation de la société. Constatant qu'il lui est difficile, voire impossible, de trouver un taxi rapidement, un petit malin a une idée géniale : pourquoi ne pas institutionnaliser l'auto-stop ? Un ordinateur, une plate-forme de contacts entre demandeur(s) et fournisseurs(s) de service de transports : Ubercab, Supertaxi, VTC était né. Fondé en 2009 à San Francisco, UBER a aujourd'hui un chiffre d'affaires annuel de deux milliards de dollars et en vaut 50 à la Bourse de New-York. Présent dans plus de 300 villes du monde entier, UBER a un développement exponentiel à la manière des usines Ford ou Singer modèles du "vieux" capitalisme du siècle dernier. Mais la différence est sensible : Uber ne produit pas d'objets (automobiles, machines à coudre), il fournit un service (transport à la demande) à des gens qui en ont besoin par d'autres gens qui peuvent l'assurer. Le VTC (Voiture de Transport avec Chauffeur) représente à la perfection la nouvelle société.
Plus de patrons ni d'ouvriers, plus d'usines ni de producteurs, plus de salaires ni de bénéfices, UBER prélève seulement 20% du prix de la course et reverse le reste au conducteur. Pas d'impôts pour UBER, pas de sécurité d'emploi pour le chauffeur, moins de courses pour les taxis qui ont payé très cher une licence. Le maigre avantage pour le citoyen qui trouve plus facilement de quoi se déplacer (pas forcément moins cher) est contrebalancé par le blocage répétitif de la circulation dû aux revendications des taxis contre UBER et les VTC ou de celles des VTC contre UBER. Normalement la généralisation des VTC devrait diminuer progressivement le nombre des voitures circulant (dans Paris, par exemple) mais les conflits qui sont apparus dans ce secteur créent des blocages et des encombrements annulant les avantages qu'on était en droit d'attendre en manière de pollution de l'air en milieu urbain.
Bref la lutte de classes disparaît quand prolifèrent les luttes entre les individus. À quand les bagarres au couteau ou au révolver à Roissy pour garder ou conquérir la clientèle des voyageurs aériens otages (comme on dit quand il s'agit de la SNCF ou de la RATP) du conflit Taxis-VTC-UBER ? Finalement, ce ne serait que la reproduction des règlements de comptes entre Italiens et Irlandais à Chicago au moment de la Prohibition pour avoir le monopole de la vente d'alcool. Alcool-Bagnole nouvel opium du peuple ?
L'ubérisation s'étend peu à peu à tous les secteurs et, bientôt, avec elle, les travailleurs indépendants, plus ou moins précaires, sans limites entre le travail et la vie personnelle, avec des problèmes pour obtenir des prêts bancaires, un accès difficile à la formation et une protection sociale aléatoire. En somme, une condition sociale limite travail au noir pour un grand nombre de travailleurs autrefois salariés de grandes, moyennes ou petites entreprises. Ce n'est donc pas la panacée et la liberté mais le placebo et la dépendance. Puis viendrait la macronisation de la politique mettant en marche la généralisation du système : Über alles.