JACK LONDON GILET ROUGE, VERT, JAUNE…

La collection 10/18 a publié la quasi totalité des œuvres de l'écrivain-aventurier américain Jack London (1876-1916) sous la direction de Francis Lacassin, un de ses très nombreux admirateurs et spécialistes. J'en ai lu, si j'ose dire, un bon paquet et j'encourage vivement tous mes interlocuteurs à y jeter un coup d'œil au cas où ils n'auraient connaissance que des ouvrages célébrés par les adaptations cinématographiques comme Croc-Blanc… En effet, son œuvre est aussi considérable (des dizaines de romans, des centaines de nouvelles et articles de presse) que celles d'Hugo ou Zola alors qu'il n'a vécu que 40 ans.

En cherchant dans ma bibliothèque une brochure où je voulais trouver une citation imparable, j'ai mis la main sur le dernier des cinquante volumes publiés par 10/18 et je l'ai feuilleté machinalement. Sous le titre L'Humanité en Marche, ce sont 45 textes étonnants de perspicacité, de tonicité et de liberté, pour la plupart inédits, écrits par Jack London depuis l'âge de 18 ans jusqu'à sa mort. Les deux textes que je recopie ci-dessous justifient, sans commentaires, le titre de cet article.

Ce qu'est le Socialisme. Socialisme et Noël ! Quelle association incongrue et choquante que d'évoquer ce véritable spectre grandissant alors que tout n'est que gaieté et joie autour de nous ! Combien la simple évocation de ce monstre effrayant jette un froid glacial sur les festivités en cours dans notre pays ! Fermez vite votre porte, bonnes gens, ainsi que vos yeux : faites les aveugles afin de ne pas voir clair et risquer de lâcher les rênes de votre imagination qui laisserait libre cours à votre curiosité. Il vous sera alors plus facile d'imaginer le tableau terrifiant de ce monstre abominable et cela accompagné de la terreur que la peur a le pouvoir de susciter.
Hélas, vous avez toujours pratiqué la politique de la porte close, et fermé vos yeux chaque fois que le pauvre militant arrivait. Vous ne l'avez jamais vu ; vous l'ignorez sciemment et vous allez même jusqu'à dénoncer tous ceux "qui accordent foi à leurs paroles".
Pourtant, la fondation logique du Socialisme est d'ordre économique et sa fondation morale est celle-ci : "Tous les hommes naissent libres et égaux." Quant à son but final, c'est la réalisation de "la véritable démocratie".
Il faut entendre par "tous les hommes naissent libres et égaux" le fait qu'ils naissent effectivement libres et que chacun dispose ensuite d'une possibilité, égale pour tous, d'apprendre – au prix d'un travail honnête (qu'il soit intellectuel ou manuel) – et ce tout au long de son existence.
Par "véritable démocratie", il faut entendre une forme de gouvernement où le pouvoir suprême appartient au peuple et se trouve exercé directement par lui ; et non pas, comme c'est le cas actuellement, avec la seule forme républicaine de la démocratie : celui d'un monde où le pouvoir suprême est bien le fait du peuple, là aussi, mais exercé indirectement par le biais de représentants élus.
Or, ces représentants peuvent être subornés tandis que l'on se demande comment il serait possible de corrompre un peuple tout entier ! Ce serait une tâche herculéenne. Comme l'a dit Lincoln : "On peut tromper un peuple entier un certain temps ou une fraction de ce peuple tout le temps, mais il est impossible de duper toute une nation tout le temps."
Le Socialisme est le phénomène du siècle. C'est une vision de l'avenir bien que ses agents soient déjà au travail, dès à présent. Il résulte de l'évolution sociale. Nous avons connu tour à tour l'esclavage, la féodalité, le capitalisme, puis viendra le socialisme : c'est l'étape future, inéluctable, évidente. Il n'est pas certain que notre génération la voie se réaliser, mais "les événements de l'avenir projettent déjà leur ombre" et l'ombre du Socialisme envahit aujourd'hui la scène du monde. C'est un nuage qui s'élève au-dessus de nos têtes, prenant sans cesse de l'ampleur. Le sourd grondement de son tonnerre est déjà perceptible et ses éclairs de plus en plus lumineux : il éclatera un jour sur nous. Apportera-t-il la simple pluie rafraîchissante qu'il faut à cette terre desséchée et crevassée ou bien sera-ce un ouragan dévastateur ? Pensez-y, amis, si vous ne l'avez jamais fait jusqu'à présent ; et si vous y avez déjà réfléchi, pensez-y une nouvelle fois. (Texte écrit en 1895 à l'âge de 19 ans).

Les raisons de vivre à la campagne. Je suis un fermier. C'est parce que je suis un fermier que je vis à la campagne. Je suis ce genre de fermier qui, après avoir fouillé dans tous les livres pour satisfaire mes recherches de sagesse économique, retourne au sol comme étant la source et le fondement de tous les principes économiques.
Que fais-je ? En quelques mots, j'essaie de faire ce que les Chinois ont fait depuis quarante siècles c'est-à-dire cultiver sans engrais commercial. Je reconstitue des terrains à flanc de coteau épuisés, qui ont été travaillés et détruits par nos pionniers gaspilleurs de Californie. Je n'utilise pas d'engrais du commerce. Je crois que le sol est notre seul atout indestructible ; et grâce à des engrais verts – en faisant pousser des plantes qui fixent l'azote et protègent le sol de l'érosion –, à des engrais animaux, à la rotation des récoltes, à un labour convenable et à un drainage, j'obtiens des résultats que les Chinois ont mis en évidence depuis quarante siècles. Aux États-Unis, nous commençons à peine à cultiver. Les Chinois savaient le comment mais non le pourquoi. Nous connaissons le pourquoi, mais nous sommes terriblement lents à parvenir au comment. Tout cela représente les raisons que j'ai d'être un cultivateur. (Texte écrit en 1916, à 40 ans, l'âge de sa mort).

Deux très grands livres de Jack London (Martin Eden et Le Talon de Fer) méritent vraiment d'être lus par les personnes qui s'intéressent à l'évolution des sociétés humaines et à l'avenir de l'humanité (espèce en voie de disparition si elle n'effectue pas un effort lucide sur elle-même).