MORT À ROME*
Gino Bartali escaladant un col

Ce matin-là, Giulio Bartali, journaliste au Messagero, que tous ses collègues appelaient campionissimo pour son homonymie avec le vainqueur des Tours d'Italie 1936, 1937 et 1946, avait un jour de congé. En effet, en l'absence de la Squadra Azzura au Mondial de football, la chronique sportive du journal ne tenait que quatre pages alors qu'elle aurait dû en compter au moins le double s'il avait fallu commenter, outre la victoire italienne, l'âge record de Gianluigi Buffon, la vitesse de Marco Verratti, l'efficacité du buteur Ciro Immobile (!) et les frasques sexuelles de Mario Balotelli.
Les fresques de Michel-Ange à la Chapelle Sixtine
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La veille, sur un coup de tête, Giulio s'était décidé à retourner pour la énième fois à la Chapelle Sixtine afin de vérifier de visu ce que son collègue Ernesto, responsable des pages culturelles, lui avait affirmé : Michelangelo Buonarrotti – Michel-Ange pour les Français, ces ignares en art qui prétendent s'approprier les artistes du monde entier – aurait représenté le cardinal Martinelli sous les traits de Minos, concierge de l'Enfer, pour se venger de lui. En effet, il maestro avait décoré le plafond et les murs de la Sixtine de fresques où la nudité était montrée dans son intégrale beauté : les testicules étaient tout aussi visibles que les clavicules ou les rotules ! Cela ne déplaisait pas au Pape Jules II, mais le cardinal, partisan de la Contre-Réforme, ne l'entendait pas de cette oreille et ne le voyait pas de cet œil. Il n'eut de cesse de tarabuster le souverain pontife puis son successeur jusqu'à ce que celui-ci oblige Michel-Ange à recouvrir les parties intimes des personnages.
Le cardinal puni par où il a péché
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Déjà très vieux quand l'artiste dut s'exécuter – c'est bien le mot – et masquer son beau travail anatomique, Buonarrotti avait gardé la hardiesse et l'ingéniosité de sa jeunesse. Aussi repassa-t-il une peinture spéciale sur les corps du délit et, une fois cette tâche humiliante accomplie, Michel-Ange prépara sa revanche. Dans la gigantesque fresque murale du Jugement Dernier, tout en bas à droite surveillant l'entrée des Enfers et choisissant la torture infligée à chaque damné, se tenait Minos. Ayant ruminé sa vengeance pendant les longues semaines de travail consacrées à gommer tous les attributs sexuels de la Chapelle Sixtine, le peintre termina en moins d'une demi-journée le supplice éternel qu'il avait choisi pour le cardinal honni. Affublé d'oreilles d'âne, enserré par les anneaux d'un serpent qui lui mange le pénis, le censeur de Michel-Ange est désormais pour les siècles des siècles au fin fond des Enfers. Le pire pour lui c'est que la peinture ayant servi à masquer "les parties honteuses" avait été fabriquée de telle sorte qu'on pût l'enlever facilement sans détériorer la fresque originale. Aussi, lors de sa restauration récente, les personnages de Michel-Ange s'étaient vu rendre leur belle nudité.
L'impressionnante Place Saint-Pierre à Rome
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Giulio s'apprêtait donc à accéder à la Chapelle Sixtine par l'escalier menant du Musée du Vatican à la Basilique Saint-Pierre. Il avait pensé ingénument qu'en milieu de semaine l'affluence serait moins grande que pendant le week-end. Mais c'était sans compter avec les visites scolaires, la bénédiction hebdomadaire du Pape et les cohortes des touristes latinos venant vénérer le premier Souverain Pontife issu du Tiers-Monde. À l'entrée, déjà, malgré sa carte de presse, il avait dû piétiner plus d'une heure. Dans l'escalier, ce fut pire : coincé entre un énorme supporter du Portugal et une religieuse de la Confrérie de Mère Teresa baraquée comme un rugbyman fidjien, Giulio ne pouvait ni avancer ni reculer. À sa droite, il y avait une grande blonde à la poitrine rebondie avec laquelle il tenta de lier conversation mais ce fut peine perdue car c'était une slave qui ne comprenait pas un mot d'italien, d'espagnol, de français ni même d'anglais ! Pendant son immobilisation de la foule bloquée par on ne sait quel sortilège, l'imagination fertile de Giulio lui fit échafauder un scénario baroque : c'était la future épouse russe ou ukrainienne venant rejoindre à Rome son prétendant qui lui avait payé le voyage mais n'était pas à l'aéroport pour l'accueillir. Elle était montée dans le premier bus venu qui l'avait conduite… au Vatican où elle avait suivi un groupe de visiteurs. À la gauche de Giulio qui commençait à trouver le temps long, un homme d'une trentaine d'années, vêtu d'un T-shirt à l'effigie du Pape et d'un jean déchiré, consultait son smartphone machinalement. Soudain, alors qu'il lisait ses messages, il s'agita et cria en sanglotant : "Francesco è morto !" La moitié des présents se tourna vers lui, le visage catastrophé : "È vero, il papa è morto ? ¿ El papa es muerto ? The pope is dead ? C'est vrai, le Pape est mort ?" Dans le brouhaha qu'il avait déclenché, le jeune homme confirma : "Si, Francesco è morto, che disgrazia !"
La Basilique Saint-Pierre dans le smartphone d'une touriste chapeautée
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Aussitôt, les écrans des smartphones se mirent à s'éclairer, les doigts à tapoter, les langues à tchatcher. Une rumeur sourde monta du bas de l'escalier, poussant les visiteurs qui le descendaient à remonter en criant : "Francesco è morto ! Le Pape est mort, le Pape est mort, qu'allons-nous devenir !" Bousculé par le jeune homme qui avait le premier appris la nouvelle, Giulio tomba sur les jambes de la religieuse comme Gino Bartali dans le Passo Tonale. Elle s'était agenouillée dans le coin d'une marche, contre le mur, et priait tous les Saints du Paradis à grands renforts d'Ave Maria et de Pater Noster. Giulio, qui craignait qu'elle ne prît sa chute pour du harcèlement, s'empressa de se relever mais il fut renversé à nouveau par un colosse qui s'entrava dans ses jambes et s'écrasa sur la térésophile. Curieusement, tous étaient affolés mais certains qui avaient presque atteint le niveau de la Sixtine remontaient l'escalier tandis que d'autres le descendaient comme s'ils s'affrontaient en un combat obscur sans autres armes que leur téléphone et leur plan de Rome ! Malgré ces armes non létales, les victimes étaient déjà nombreuses. Le supporter de Ronaldo gisait, bras droit cassé, sur le marbre de l'escalier, se protégeant le visage de son autre bras contre l'aveugle cavalcade meurtrière. La grande blonde ne savait pas où aller et Giulio lui aurait bien servi de guide si lui-même n'avait pas été désemparé, coincé entre le gros Portugais et la religieuse. Bloqué par ces deux congénères à fort gabarit, Giulio tenta d'atteindre son portable. Ce fut très difficile car les visiteurs de la Sixtine, affolés, le piétinaient tour à tour si fort et si obstinément qu'il crut ne jamais y parvenir.
Il y a aussi des sculptures au Vatican
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Quand il eut enfin l'objet magique entre les mains, Giulio craignit qu'il ne fonctionnât plus… mais, ô miracle – c'est le moins qu'on puisse dire en ce lieu – le smartphone était opérationnel. Il composa un numéro : "Pronto, Ernesto, conosci la notizia ? Il papa è morto ! Je suis au Vatican. Je viens de l'apprendre. J'essaie de revenir au journal mais ici c'est une cohue indescriptible. Je prends des photos en urgence pour l'édition spéciale que nous allons faire. Envoie de suite Piero et Mario nos meilleurs photographes et que tous les spécialistes de la papauté rentrent de vacances !" Au milieu des cris de douleur et des pleurs de désespoir, Giulio essayait de garder son calme alors même qu'il peinait à respirer et continuait à être heurté par des chaussures montant ou descendant l'escalier. Il se rapprocha encore de la religieuse pour éviter les coups et, près du mur, il parvint à se positionner de manière à pouvoir consulter son smartphone. Dans la quasi obscurité procurée par le voile de la religieuse et l'enchevêtrement des membres s'agitant au-dessus de sa tête, le petit écran était très lisible. Là aussi, c'était la cohue. Il recevait sans cesse des messages d'amis facebookiens relayant la sensationnelle et dramatique nouvelle. Il se connecta sur les chaînes d'infos qui, en direct, annonçaient la mort du Pape et présentaient déjà sa biographie édifiante. On montrait des images des rues de Buenos Aires avec les drapeaux en berne et les Argentins à genoux, en larmes, se signant et priant. À Córdoba où le jésuite Bergoglio avait exercé un simple ministère de prêtre et confesseur, les habitants s'arrachaient les cheveux et déchiraient leurs vêtements, tout comme à Santiago du Chili qui avait vu les débuts spirituels du Souverain Pontife alors bien loin du faste et des ors romains.
Prions, mes sœurs !
Soudain, la religieuse se releva en criant, mue par une pulsion énergique : "Frères, chantons la gloire de Notre Seigneur Jésus-Christ pour qu'il reçoive immédiatement en son Paradis l'âme de notre Saint-Père !" Aussitôt s'éleva un Gloria d'abord faible puis vigoureux, amplifié par la résonnance de l'escalier : "Gloria in excelsis Deo et in terra pax hominibus bonæ voluntatis, laudamus te, benedicimus te, glorificamus te adoramus te, Franciscus Paradisum intret !" Miraculeusement, à l'inverse de la Tour de Babel, le latin donnait à la prière une unité, une force, un sentiment fraternel qui, logiquement, devait acheminer l'âme du Pape François sans détour au Paradis. Répété en litanie, le chant religieux s'accompagnait de plaintes, gémissements, hurlements des blessés et des mourants, eux aussi amplifiés par la topographie.
Bousculade mortelle au Heysel
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Après les poussées initiales semblables à celles d'une mêlée de rugby, les deux mouvements antagonistes montants et descendants s'étaient stabilisés. On n'assistait plus qu'à de légers remous provoqués par le glissement d'un bras sous la jambe d'un voisin – ou d'une voisine – le surgissement d'un pied frappant une tête, l'apparition d'un postérieur telle celle d'un cétacé remontant du fond des abîmes ! Une sorte de houle s'était mise en train au point qu'on aurait pu croire à la marée montant dans une ria bretonne. Mais ce calme n'était que provisoire. La tempête éclata soudain. L'arrivée, à grands sons de trompes, des pompiers, de la Sécurité Civile et des carabiniers, loin d'apaiser les visiteurs entassés et enchevêtrés, relança leurs efforts pour se dégager les uns des autres, provoquant des soulèvements de bras, de tibias, de coudes et de genoux, à côté desquels la célèbre vague japonaise de Kanagawa peinte par Hokusai n'aurait été qu'un Puvis de Chavannes comparé à l'Enfer de Jérôme Bosch. Surtout que les sauveteurs, instruits de la fâcheuse nouvelle pour des cœurs pieux, en bons Italiens qui se respectent, n'étaient pas dans leur état normal. Secourir des victimes d'un tremblement de terre, d'un incendie de forêt ou d'un accident de la route, d'accord, ils étaient entraînés pour ça et ils intervenaient quotidiennement pour venir en aide à leurs congénères. L'absence d'états d'âme et de sensiblerie chez ces personnels était précisément ce que recherchaient leurs formateurs afin d'arriver à la meilleure efficacité possible. Mais apporter les premiers secours, sauver des vies au Vatican quand le Pape vient de mourir était une entreprise très difficile, un défi insurmontable, une véritable gageure. On vit donc, dans cet escalier infernal quoique vatican, des pompiers en larmes tenter de dégager des pleureuses, des secouristes reniflant pendant le bouche-à-bouche, des urgentistes faisant la pause pour adresser une prière à Hippocrate avant de pratiquer un massage cardiaque ou une injection d'adrénaline. Tout cela pendant que les choristes prolongeaient leurs litanies avec des Pater Noster et des Ave Maria de moins en moins énergiques au fur et à mesure que la température augmentait dans l'escalier et que diminuait la quantité d'oxygène.
Les secouristes sont là pour porter secours

Tant bien que mal, pourtant, les premières marches du haut furent libérées, facilitant d'autant les secours. Les sauveteurs dégageaient un à un les touristes dont les moins blessés se souviendraient de l'événement comme d'une gentille anecdote plaisante à raconter dans un repas de famille ou au barbecue annuel du quartier mais dont d'autres garderaient des séquelles indélébiles qu'ils éviteraient sans doute de commenter. Quant aux morts, ils ne diraient plus rien. Seuls leurs parents et leurs amis conserveraient dans leur cœur le souvenir de ce terrible jour où leur foi avait basculé. C'était le cas du Portugais, retiré un des derniers du fin fond de l'escalier où il avait dû être écrasé par la masse humaine qui s'y accumulait. Il en était de même de la blonde à forte poitrine dont Giulio ne saurait jamais l'origine exacte. En revanche, l'adepte de Mère Teresa, avait survécu. Elle s'affairait auprès des blessés, les secouant du geste et de la parole. Giulio s'en sortait avec quelques égratignures. L'odeur du sang et de l'urine répandus sur les marches lui resterait en mémoire pendant longtemps et il comptait bien retirer de cet accident un récit édifiant pour ses lecteurs. Ne serait-ce que pour rappeler l'horrible bousculade du stade du Heysel, en 1985, lors de la finale de Coupe d'Europe de football à Bruxelles entre Liverpool et la Juventus de Turin, bousculade qui fit 39 morts ! Ou encore l'écroulement d'une tribune à Bastia en 1992, où 18 spectateurs périrent. Désormais, la visite de la Chapelle Sixtine serait considérée comme aussi dangereuse que la présence dans un stade de foot bondé.
Le Pape dans le smartphone
Lorsque Giulio reprit ses esprits, en haut de l'escalier où des secouristes l'avaient remonté, aucun bilan n'était connu. Il savait seulement que plusieurs décès étaient à déplorer et que de nombreux blessés avaient été évacués vers des hôpitaux de la Ville Éternelle où, peut-être, certains trouveraient le repos éternel. Des dizaines d'éclopés demeuraient sur place, les uns hébétés auxquels on pratiquait un protocole commotion comme pour les sportifs, d'autres prolixes voulant faire savoir au monde entier et à ses environs le scandale du retard des secours ou bien le courage qui avait été le leur dans l'adversité. Les pompiers s'affairaient auprès de chacun dispensant soins et conseils diligents, appelant leur hiérarchie ou leurs collègues arrivés à l'hôpital afin de les rappeler sur les lieux ou de les renvoyer dans leur caserne. Les collègues de Giulio, parvenus "après la bataille", ne restaient pourtant pas inactifs. Photographiant les lieux où gisaient casquettes, chaussures dépareillées, sacs à main, ombrelles…, interviewant des rescapés, parlant à des secouristes, ils avaient de la matière pour les lecteurs du Messagero qui en auraient pour leur argent sans être passés à la caisse du Vatican et sans avoir risqué leur vie. Grâce à Giulio qui avait identifié le jeune homme à l'origine de la nouvelle continuant à se diffuser sur la Toile, ses collègues l'entourèrent et voulurent en savoir davantage sur les fuites ayant permis l'annonce de la mort du Pape. C'était le témoin idéal, bavard comme une pie pour étaler son CV et vanter la beauté et l'importance de sa ville natale, Ostia, sans laquelle Rome n'aurait jamais pu conquérir le monde et attirer aujourd'hui les touristes de la terre entière. Mais quand les journalistes du Messagero voulurent en savoir davantage sur ses sources, il ne sut dire autre chose qu'il tenait la nouvelle de son cousin Alberto, un honnête homme, et que lui-même n'avait fait que la répéter dans l'escalier. En insistant un peu, les journalistes apprirent que ledit Alberto ne travaillait pas dans une agence de presse, ni au Vatican, ni dans un hôpital, ni dans les cercles gouvernementaux. En insistant beaucoup, ils découvrirent qu'Alberto et le jeune homme bavard avaient un ami commun prénommé Francesco. En insistant passionnément, ils décidèrent le cousin d'Alberto à le rappeler pour en avoir le cœur net. Alberto confirma la nouvelle : "Si, Francesco è morto !" "Il papa è morto ?" "Ma no, cretino, il nostro amico Francesco che è caduto dal tetto e si è rotto il collo !"
Le smartphone est-il l'avenir de l'Homme ?

Petites causes, grands effets. Un imbécile maladroit s'est rompu le cou en tombant d'un toit et la planète entière en est toute retournée, des touristes sont écrasés au Vatican au seul bénéfice du Messagero qui a des envoyés spéciaux sur les lieux avant tous ses concurrents. Le Pape, lui, se porte bien. Il continue de pontifier sur l'IVG, la FIV et la GPA, histoire de faire oublier les sévices sexuels perpétrés sur des enfants par des prêtres catholiques couverts trop longtemps par leur hiérarchie. Cet accident technologique susceptible de freiner l'afflux de touristes au Vatican va peut-être inciter le Pape à condamner l'usage inopportun, excessif et addictif du téléphone mobile qui risque de mener le monde à sa perte. Mais les voies du Seigneur sont impénétrables…
*Cette nouvelle a été écrite en 2018. Elle figure dans mon livre de nouvelles Le Petit Coin publié en 2019.