L'AMOUR AUX TEMPS DU CORONA

Publié le par Michel Durant

C'était inévitable : l'odeur de l'hôpital, le matin, lui rappelait toujours le destin de ses amours contrariées. Infirmier rattaché au service anesthésie du CHU de Clermont-Ferrand, Sébastien, que ses collègues appelaient affectueusement Sébass, la quarantaine depuis peu, vivait très mal celle qu'on imposait aux parents des malades du coronavirus, alias Covid 19.

Depuis bientôt trois mois, les personnels de l'établissement étaient mobilisés contre ce foutu poison qui les avait tous mis sur le flanc après avoir tué près de 30 000 personnes en France. Trois d'entre eux, même, avaient succombé : deux médecins et un agent de nettoiement. Les applaudissements quotidiens  que leur adressait à 20h une population infantilisée par les mesures-barrières et terrorisée par les annonces mortifères du Directeur Général de la Santé étaient une bien piètre reconnaissance de leurs mérites. Quant aux louanges et aux couronnes que leur tressaient les responsables de l'État, ce n'étaient que des cautères sur des jambes de bois, si l'on peut dire en la matière.

De jour en jour, Sébastien se rendait à son travail – un véritable sacerdoce auquel il se consacrait depuis plus de quinze ans – avec davantage de peine. Il était physiquement épuisé et moralement désemparé. Il en avait pourtant vu des blessures, réconforté des détresses, consolé des parents plongés dans le malheur par l'accident mortel d'un adolescent. Mais en ce début d'été 2020, il était vraiment au bout du rouleau alors que partout on se réjouissait de la fin du confinement et de la réouverture des bars et des restaurants. Bientôt les salles de spectacles feraient de même et il pourrait jouir à nouveau des films dont il était privé depuis le début de l'épidémie. Mais cela ne parvenait pas à lui remonter le moral. 

Il ne se reconnaissait plus. Et son collègue l'accueillant par une plaisanterie ne parvenait plus à le dérider : "Alors, Sébass, on dit que le virus trépasse ?" D'ordinaire, il aurait répondu jovialement à la manière d'un carabin blasé : "Tu parles, Charles, les Chinois ont  trouvé un vaccin qui casse sa carcasse !" Et ils se seraient esclaffés comme des beaufs imbibés. Le virus mortel ne le faisait plus rire. Pire, il s'enfonçait dans la déprime qui avait déjà frappé plusieurs de ses camarades. Une dépression dont il connaissait la cause. Une maladie d'amour allant de rechute en rechute qui finirait bien par l'achever comme les 42 coronavictimes du département du Puy-de-Dôme.

La première de ses amoureuses s'appelait Adèle. Vingt-huit ans, des cheveux de jais, des yeux de braise, un corps de rêve. Elle avait accompagné son frère aîné, admis en urgence pour un soupçon de contamination par le virus. Inquiète, elle avait trouvé chez Sébastien, qui passait dans le couloir encombré de brancards, une écoute à son inquiétude grâce au café qu'il lui avait offert à la cafétéria de l'hôpital. Au lit, il l'avait consolée sans la combler. Il avait pourtant déployé tous ses talents d'expert casanoviste. Son frère guéri après des soins intensifs, elle quitta Sébastien sans plus jamais répondre à ses appels téléphoniques.

Il la remplaça par Bérengère. Délicieusement suranné, son prénom de reine ibérique le frappa lorsqu'il le lut sur la fiche médicale de son père hospitalisé comme personne à contacter en cas de besoin. Elle avait le même âge que Sébastien mais la fraîcheur d'âme et de corps d'une adolescente qu'il n'eut pas besoin de déflorer. C'était une amoureuse expérimentée et elle lui  donna tout ce qu'il aimait de l'amour : soupirs, loisirs, plaisirs. Hélas de courte durée car, à la mort de son père, elle disparut de la vie de son amant.

Sébastien trouva un apaisement avec Carole, une jeune femme aux longs cheveux châtains frisés comme ceux de Leïla Slimani. Son mari venait d'être frappé par le virus après qu'il l'eût frappée pendant des mois à chaque crise d'éthylisme. Sans jamais se plaindre, elle avait compris dans les bras de Sébastien qu'un homme pouvait donner "d'autres preuves d'amour" que des coups de poings ou de ceinturon. Au réveil, pourtant, après une nuit de caresses et de baisers, elle ne manquait pas de placer son bras devant son visage comme pour se protéger des coups ! Sébastien éprouvait pour elle une tendresse dont il ne se serait pas cru capable en ces temps de violence généralisée qui lui avaient fait perdre sa douceur naturelle envers la gent féminine. Il la câlinait comme il n'avait jamais cajolé une femme auparavant. Elle ronronnait alors comme une chatte et cela le comblait de plaisir tout autant que les caresses qu'elle lui prodiguait nuit après nuit. En infraction avec le code de déontologie, il en venait à espérer le décès de l'époux qui lui donnerait pour toujours la possession de la douce Carole. Mais celui-ci guérit et elle retomba un jour sous sa domination brutale sans un mot d'adieu pour son si tendre amant.

Après le départ de Carole, Sébastien ne vint plus à l'hôpital que comme un zombie obnubilé par la quête de l'amour. Celui-ci le fuyait. Les belles se dérobaient à lui. Ses collègues masquées ne lui adressaient plus des sourires enjôleurs. Il craignait d'approcher des mères, des sœurs, des épouses venues au chevet de ces hommes atteints du virus de peur d'être contaminé par un amour désespérant. Il n'était plus que l'ombre de lui-même, errant dans les couloirs du CHU comme ces malades des établissements psychiatriques arpentant mécaniquement des corridors sans voir ni portes ni fenêtres, ni médecins ni infirmiers, ni lits ni chaises… Un jour comme tant d'autres, il se trouva malencontreusement sur le chemin d'une ambulance arrivant à toute allure avec, à bord, un malade du coronavirus. L'épidémie fit ce jour-là un mort de plus au CHU de Clermont-Ferrand.

On ne meurt pas quand on veut mais seulement quand on peut. (Gabriel García Márquez dans L'amour aux temps du choléra). On l'aura compris, ce texte est un hommage à la fois à l'auteur de L'Amour aux temps du choléra, un livre que je recommande vivement à tous ceux qui ne l'ont pas lu, amoureux ou non, malades ou non, et aux personnels soignants confrontés à une épidémie à laquelle ils n'étaient pas préparés. La première phrase est une réplique de l'incipit du livre du romancier colombien, Prix Nobel de littérature : C'était inévitable : l'odeur des amandes amères lui rappelait toujours le destin des amours contrariées.

  

   

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